Votre locataire de 72 ans accumule 8 mois d'impayés. Vous avez obtenu un jugement d'expulsion, mais l'huissier vous informe que la procédure sera plus complexe et plus longue en raison de l'âge du locataire. Les personnes âgées, handicapées ou avec des mineurs à charge bénéficient de protections légales renforcées contre l'expulsion. Ces protections peuvent prolonger la procédure de 6 à 18 mois supplémentaires et imposer des obligations de relogement strictes. Mais ces protections ne sont ni absolues ni automatiques. Comprendre précisément qui est protégé, dans quelle mesure, et comment naviguer ces procédures spéciales est essentiel pour récupérer votre bien tout en respectant la loi.

Qui Sont les Locataires Protégés ?

Le droit français accorde des protections renforcées contre l'expulsion à certaines catégories de personnes considérées comme vulnérables. Ces protections visent à éviter que l'expulsion ne crée une situation de détresse humaine grave.

Catégorie 1 : Les personnes âgées de plus de 65 ans

Toute personne âgée de 65 ans ou plus au moment de l'expulsion bénéficie d'une protection renforcée, à condition que ses ressources soient inférieures à certains plafonds.

Plafonds de ressources 2025 :

Composition du foyer Plafond de ressources mensuel Plafond annuel (référence fiscale)
Personne seule 1 915 € 22 980 €
Couple 2 873 € 34 476 €
Couple + 1 personne à charge 3 348 € 40 176 €
Par personne supplémentaire + 527 € + 6 324 €

Ressources prises en compte : L'ensemble des revenus du foyer sont comptabilisés (salaires, retraites, pensions, allocations, revenus du patrimoine). Le calcul s'effectue sur la base du revenu fiscal de référence de l'année N-2.

Catégorie 2 : Les personnes en situation de handicap

Les personnes reconnues handicapées bénéficient d'une protection identique, quel que soit leur âge, si elles remplissent l'une des conditions suivantes :

La condition de ressources s'applique également (mêmes plafonds que pour les seniors).

Catégorie 3 : Les familles avec mineurs

Les foyers comprenant au moins un enfant mineur à charge bénéficient d'une protection renforcée, sans condition d'âge du parent ni de ressources.

Enfants concernés :

Preuve à apporter : Le locataire doit prouver la présence effective d'un mineur au domicile (livret de famille, jugement de garde, certificat de scolarité avec adresse du domicile).

Catégorie 4 : Les femmes enceintes

Une femme enceinte (quel que soit le stade de la grossesse) bénéficie d'une protection absolue contre l'expulsion pendant toute la durée de la grossesse et jusqu'à 2 mois après l'accouchement.

Preuve : Certificat médical de grossesse délivré par un médecin ou une sage-femme.

Protections Légales Spécifiques

Protection 1 : Interdiction d'expulsion pendant la trêve hivernale étendue

Pour les personnes protégées (catégories 1, 2 et 3), la trêve hivernale classique (1er novembre au 31 mars) est étendue de manière significative.

Trêve étendue pour les seniors de 65-70 ans :

Trêve étendue pour les seniors de plus de 70 ans :

Impact concret : Si vous obtenez un jugement d'expulsion en septembre pour un locataire de 72 ans, vous ne pourrez procéder à l'expulsion qu'à partir du 1er juin de l'année suivante, soit 8 mois d'attente supplémentaires.

Protection 2 : Délais de grâce prolongés

Le juge peut accorder des délais de grâce (délai supplémentaire avant l'expulsion effective) pouvant aller jusqu'à 3 ans pour les personnes protégées, contre 2 ans maximum pour les autres locataires.

Critères d'appréciation du juge :

Pratique judiciaire : Les tribunaux accordent systématiquement des délais de 12 à 18 mois pour les seniors de plus de 70 ans, même en cas d'impayés importants.

Protection 3 : Obligation de relogement renforcée

Contrairement aux locataires ordinaires, les personnes protégées bénéficient d'une obligation de relogement à la charge de l'Etat (préfecture) via le dispositif SYPLO (Système de Protection des Locataires).

Fonctionnement du SYPLO :

  1. Dès le commandement de quitter les lieux, l'huissier informe automatiquement la CCAPEX (Commission de Coordination des Actions de Prévention des Expulsions) de la présence d'une personne protégée
  2. La CCAPEX convoque le locataire et évalue sa situation (ressources, composition familiale, état de santé)
  3. Si le locataire est jugé éligible, la préfecture doit lui proposer un relogement adapté avant l'expulsion
  4. L'expulsion ne peut avoir lieu qu'une fois le relogement effectif ou refusé par le locataire

Logements proposés : Généralement des logements sociaux ou des structures d'hébergement temporaire (foyers, résidences sociales). Le loyer ne doit pas excéder 25% des ressources du locataire.

Délai de relogement : La préfecture dispose de 6 à 18 mois pour trouver une solution de relogement. En pratique, les délais peuvent atteindre 24 mois dans les zones tendues (Paris, Lyon, Marseille, Côte d'Azur).

Procédure d'Expulsion Adaptée

Etape 1 : Jugement d'expulsion avec mention de la protection

Lors de l'assignation et de l'audience, vous devez signaler au tribunal si vous savez que le locataire est une personne protégée. Le juge examine alors spécifiquement cette situation.

Mention obligatoire dans le jugement : Le jugement doit préciser que le locataire relève d'une catégorie protégée et mentionner les délais de grâce spécifiques accordés ainsi que l'obligation de relogement.

Etape 2 : Commandement de quitter avec signalement CCAPEX

Lorsque l'huissier délivre le commandement de quitter les lieux, il doit simultanément :

Formulaire spécifique : L'huissier utilise le formulaire Cerfa n°15652 "Signalement d'une personne protégée en cours d'expulsion".

Etape 3 : Convocation CCAPEX et plan de relogement

Dans les 6 semaines suivant le signalement, la CCAPEX convoque le locataire pour un entretien. Lors de cet entretien :

Votre rôle en tant que propriétaire : Vous pouvez être invité à participer à la réunion CCAPEX pour exposer votre situation et discuter d'éventuels arrangements (échelonnement de la dette, réduction partielle).

Etape 4 : Proposition de relogement et délai d'acceptation

La préfecture propose un ou plusieurs logements adaptés au locataire. Le locataire dispose d'un délai de 10 jours pour accepter ou refuser chaque proposition.

Refus de relogement : Si le locataire refuse 2 propositions de relogement adaptées sans motif légitime, la protection tombe et l'expulsion peut être réalisée normalement.

Motifs légitimes de refus :

Etape 5 : Expulsion ou relogement effectif

Deux scénarios possibles :

Scénario A : Relogement accepté

Scénario B : Refus de relogement ou impossibilité de reloger

Exceptions aux Protections

Les protections accordées aux locataires vulnérables ne sont pas absolues. Plusieurs exceptions permettent d'expulser même une personne protégée dans des délais normaux.

Exception 1 : Occupation sans droit ni titre

Si la personne protégée occupe le logement sans aucun titre (squat, bail expiré depuis plus d'un an sans renouvellement), les protections ne s'appliquent pas et l'expulsion peut avoir lieu rapidement.

Exception 2 : Logement déclaré insalubre ou dangereux

Un arrêté d'insalubrité ou de péril pris par le préfet ou le maire autorise l'expulsion immédiate, y compris d'une personne protégée, pour des raisons de sécurité publique.

Exception 3 : Relogement assuré et adapté

Si la personne protégée a déjà trouvé et signé un bail pour un logement adapté à ses besoins, l'expulsion peut avoir lieu même pendant la trêve hivernale étendue.

Exception 4 : Comportement gravement fautif

Des troubles de jouissance graves et répétés (violence, dégradations majeures, trafic de stupéfiants) peuvent justifier une expulsion accélérée même pour une personne protégée, après décision judiciaire spécifique.

Stratégies Pour les Propriétaires

Stratégie 1 : Négocier un départ volontaire avec indemnisation

Face aux délais et complications d'une expulsion de personne protégée, proposer une indemnité de départ peut être plus rentable.

Montant de l'indemnité : Généralement 3 à 6 mois de loyer + prise en charge des frais de déménagement (1 000 à 2 000 euros).

Exemple chiffré :

De plus, vous récupérez votre bien 18 mois plus tôt et pouvez le remettre en location immédiatement.

Stratégie 2 : Collaborer avec la CCAPEX

Plutôt que de subir la procédure CCAPEX, participez activement aux réunions et proposez des solutions :

Cette approche collaborative peut raccourcir les délais de plusieurs mois.

Stratégie 3 : Vérifier les conditions de ressources

Les protections liées à l'âge ou au handicap sont conditionnées à un plafond de ressources. Si votre locataire senior a des revenus supérieurs aux plafonds (retraite confortable, patrimoine, aide familiale), il ne bénéficie PAS de la protection.

Documents à demander :

Si les ressources dépassent les plafonds, demandez au juge de constater que la protection ne s'applique pas.

Stratégie 4 : Anticiper dès le bail

Lors de la signature du bail, évaluez le profil du locataire :

Cas Pratiques 2024-2025

Cas 1 : Senior de 68 ans, 10 mois d'impayés (Paris 12e, 2024)

Situation : Locataire depuis 12 ans, veuve, retraite de 1 400 euros/mois, loyer de 950 euros. Dette totale : 9 500 euros.

Procédure :

Résultat : Le propriétaire a récupéré 5 000 euros via le FSL et perçoit 150 euros/mois de remboursement. La locataire est maintenue dans les lieux. Pas d'expulsion. Loyer courant payé normalement depuis mai 2024.

Cas 2 : Famille avec 2 enfants mineurs, 6 mois d'impayés (Marseille, 2024)

Situation : Couple avec enfants de 4 et 7 ans, loyer 850 euros, père au chômage depuis 8 mois. Dette : 5 100 euros.

Procédure :

Résultat : Procédure totale de 11 mois (mars 2024 à février 2025). Le propriétaire a perdu 5 100 euros d'impayés + 5 mois de loyers supplémentaires (4 250 euros) = 9 350 euros. Pas de frais d'expulsion forcée grâce au relogement CCAPEX.

Cas 3 : Personne handicapée, ressources élevées (Lyon, 2025)

Situation : Locataire titulaire AAH mais également propriétaire d'un bien locatif générant 1 200 euros/mois. Revenu fiscal de référence : 28 000 euros (au-dessus du plafond de 22 980 euros pour une personne seule).

Procédure :

Résultat : Procédure en 5 mois au lieu des 18-24 mois habituels pour une personne handicapée, grâce à la vérification des ressources.